Santé au Maroc : la complémentarité public-privé, un modèle à bout de souffle ?

Le système de santé marocain traverse une phase de mutation rapide, mais dont les effets ne sont pas toujours synonymes d’équilibre. Tandis que le secteur public continue de s’enliser dans des difficultés structurelles, longues files d’attente, équipements obsolètes, manque de personnel, le privé, lui, avance à vive allure.

Deux grands acteurs dominent désormais le paysage : Akdital et Oncorad. Leur développement est spectaculaire, à tel point que de nombreuses cliniques privées de taille intermédiaire peinent à suivre.

Derrière cette dynamique, une réalité préoccupante se dessine : la santé devient peu à peu un marché, au risque de voir le patient relégué au rang de simple client. Certes, il est légitime pour les établissements privés de couvrir leurs frais et de dégager des revenus, mais la logique de rentabilité prend parfois le pas sur l’éthique médicale. Les dépassements d’honoraires se multiplient, les pratiques de facturation ne respectent pas toujours les tarifs de référence fixés par le ministère de la Santé et de la Protection sociale (MSPS), et certaines cliniques continuent de demander des chèques de garantie avant admission. Dans les cas les plus extrêmes, des familles se retrouvent dans l’impossibilité de récupérer le corps de leurs défunts sans régler la totalité des frais.

L’explosion de la chirurgie robotique : un progrès réservé aux plus aisés ?

L’arrivée récente de la chirurgie robotique, portée par des établissements de prestige, symbolise parfaitement ce virage technologique… et économique. Si ces avancées médicales représentent une prouesse technique, les tarifs, qui peuvent dépasser les 80.000 dirhams par intervention, les rendent inaccessibles pour la majorité des Marocains. D’autant plus que ces actes ne sont pas encore remboursés par la CNSS. L’innovation ne peut être synonyme de progrès que si elle reste accessible.

FM6SS : un acteur non lucratif qui fait de l’ombre au public

Dans ce contexte, même la Fondation Mohammed VI des Sciences et de la Santé (FM6SS), pourtant acteur non lucratif, commence à faire de l’ombre au secteur public. De plus en plus de patients, déçus par la qualité de prise en charge dans les hôpitaux publics, choisissent de s’y diriger.

La fracture est désormais flagrante : ceux qui ont les moyens se tournent vers le privé, ceux qui ne peuvent pas payer restent sur liste d’attente… ou abandonnent leurs soins.

Reste la question essentielle : comment rétablir l’équité dans un système qui semble s’être éloigné de sa mission première ? Comment garantir à tous les Marocains un accès effectif à des soins de qualité, sans transformer la maladie en simple produit de consommation ? La réponse ne pourra venir que d’une régulation plus stricte du secteur privé et d’un investissement massif et urgent dans la refondation du service public de santé.

Comment sortir de l’impasse ? Éclairage de Jamal Belhabes

Face à cette évolution à double vitesse, enSanté.ma a interrogé Jamal Belhabes, directeur général de BELC AFRI Consulting, expert reconnu en gouvernance hospitalière et qualité des soins, pour décrypter les enjeux et pistes de sortie de crise.

enSanté.ma : Le secteur privé prend une place grandissante dans l’offre de soins, tandis que le public reste sous pression. La complémentarité public-privé, longtemps prônée comme modèle d’équilibre, est-elle encore viable ?

Jamal Belhabes : La complémentarité public-privé reste un principe fondamental et viable, à condition qu’elle soit rééquilibrée et régulée de manière stratégique. Aujourd’hui, le déséquilibre est réel : le secteur public souffre d’un sous-financement chronique, d’un manque de ressources humaines et d’une attractivité en baisse, tandis que le secteur privé, notamment les grands groupes comme Akdital, se développe rapidement et capte une part croissante de l’offre de soins.

Cette dynamique crée un risque de dualisme sanitaire, où les patients les plus vulnérables sont pris en charge par un public affaibli, tandis que le privé se développe pour ceux qui peuvent payer ou s’assurer. Or, pour garantir l’équité d’accès, cette complémentarité doit être repensée sur des bases claires :

  • Une régulation forte de l’État, en pilotant la carte sanitaire, les autorisations, et en contrôlant les pratiques tarifaires.
  • Une redynamisation du service public, à travers la valorisation des carrières, l’investissement dans les plateaux techniques et la gouvernance hospitalière.
  • Des partenariats structurés (PPP, conventionnements) qui favorisent la complémentarité sans cannibalisation.

La complémentarité peut encore structurer durablement le système de santé, mais pas dans sa forme actuelle. Il faut une volonté politique forte pour rétablir un équilibre au service de l’intérêt général.

enSanté.ma : Avec la montée des grands groupes privés et leurs impératifs économiques, comment garantir l’accès à des soins de qualité pour tous, notamment dans les zones sous-dotées ?

Jamal Belhabes : Il est vrai que la montée du secteur privé introduit des logiques de rentabilité, avec le risque de glissement du patient vers un statut de « client ». Ce phénomène est préoccupant, surtout dans un pays où les inégalités d’accès aux soins restent marquées, notamment dans les zones rurales ou défavorisées.

Pour préserver l’équilibre entre performance économique et justice sanitaire, plusieurs leviers doivent être actionnés :

  • Renforcer le rôle de l’État régulateur : encadrer les pratiques du privé à travers des référentiels de qualité, des contrôles tarifaires, et l’obligation de contribuer à la permanence des soins ou aux services non rentables.
  • Promouvoir un financement solidaire : généralisation de l’AMO, développement du tiers payant, et allocation ciblée de subventions publiques vers les zones sous-dotées.
  • Encourager des modèles hybrides : des cliniques privées à mission sociale, des partenariats public-privé sur des spécialités à forte demande (oncologie, imagerie…), ou encore des incitations fiscales pour les structures s’implantant dans les zones reculées.
  • Revaloriser le service public de santé : garantir un panier de soins essentiels gratuit ou accessible à tous, tout en renforçant la qualité de l’offre publique pour qu’elle soit une vraie alternative.

Il ne s’agit pas d’opposer privé et public, mais de réconcilier efficacité économique et équité, au service d’un droit à la santé effectif pour tous les Marocains.

enSanté.ma : L’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption (INPPLC) pointe des failles réglementaires et des pratiques opaques dans le secteur privé de la santé. Quelles sont, selon vous, les principales vulnérabilités à corriger ?

Jamal Belhabes : Les constats de l’INPPLC mettent en lumière des vulnérabilités structurelles du secteur privé, qu’il serait irresponsable d’ignorer. Parmi les failles majeures, on retrouve :

  • Une régulation insuffisante : les mécanismes de contrôle et d’inspection sont encore trop faibles, parfois absents, notamment dans les cliniques ou chaînes d’approvisionnement pharmaceutique.
  • L’opacité financière : manque de transparence dans les facturations, pratiques de surfacturation ou de “packaging” médical, peu lisibles pour le patient.
  • Les conflits d’intérêts dans la prescription, notamment entre praticiens et laboratoires ou prestataires techniques.
  • Un déficit de reporting et d’évaluation : très peu d’indicateurs publics sur la qualité, les résultats cliniques ou la satisfaction des patients.

Pour instaurer une culture de transparence sans freiner l’investissement, il faut agir de manière graduée et incitative :

  • Mettre en place des obligations de publication : indicateurs qualité, tarification, taux d’infections nosocomiales, délais moyens, etc.
  • Valoriser les acteurs exemplaires : labellisation des cliniques responsables, incitations fiscales ou d’accès au financement pour les structures transparentes.
  • Renforcer le contrôle indépendant : inspections par des agences neutres, audits externes, implication de la société civile et des usagers.
  • Encourager l’autorégulation : que les fédérations privées adoptent des codes de conduite, chartes éthiques et systèmes d’autoévaluation.

La transparence ne doit pas être vécue comme un frein, mais comme un levier de confiance, de compétitivité et de professionnalisation du secteur.

enSanté.ma : Quelles garanties concrètes proposeriez-vous pour que le privé reste au service de l’intérêt général ?

Jamal Belhabes : Effectivement, mon accompagnement quotidien des structures de santé m’a permis de constater que le développement rapide du secteur privé peut être une chance, à condition qu’il soit encadré de manière rigoureuse pour préserver l’intérêt général. Voici les garanties que je recommanderais :

  • Régulation active et indépendante : il faut un organisme national fort, avec un pouvoir de contrôle réel sur les pratiques tarifaires, l’implantation géographique, et la qualité des soins.
  • Obligation de service public partagée : comme dans d’autres pays, certaines missions devraient être imposées au secteur privé : urgences, couverture des zones sous-desservies, prise en charge de pathologies non rentables.
  • Plafonnement et transparence tarifaire : pas pour brider, mais pour éviter les abus. Les tarifs doivent être encadrés par des fourchettes nationales et affichés clairement.
  • Audits qualité et accréditation : rendre obligatoire une certification qualité (nationale ou internationale) pour les cliniques opérant au-delà d’un certain seuil d’activité.
  • Impliquer les citoyens : créer des mécanismes de feedback patients, des médiateurs de santé indépendants, et renforcer la place des usagers dans les conseils d’administration et les associations de patients.

En somme, le secteur privé doit être un partenaire, non un substitut au public. Cela nécessite un contrat clair, équilibré et exigeant, pour que la santé reste un droit, pas un simple marché.

enSanté.ma : Une récente étude Affinytix révèle que 68 % des patients se disent insatisfaits de leur expérience dans les cliniques privées marocaines. Comment expliquez-vous ce chiffre et quelles solutions concrètes proposez-vous ?

Jamal Belhabes : Cette insatisfaction, exprimée par 68 % des patients selon l’étude Affinytix, est un signal d’alarme. Elle ne traduit pas nécessairement une crise de modèle, mais plutôt un déficit profond de culture de la qualité et de centrage sur le patient dans une partie du secteur privé.

Ce que les patients dénoncent :

  • Temps d’attente, communication froide, gestion administrative confuse.

Ce ne sont pas des problèmes technologiques, mais des lacunes organisationnelles, humaines et éthiques.

Les priorités pour corriger cette perception sont claires :

  1. Former le personnel à la relation soignant-soigné : écoute, empathie, respect du patient doit être au cœur de la pratique clinique, à tous les niveaux.
  2. Imposer des standards de qualité obligatoires : délais d’attente, hygiène, satisfaction patient, traçabilité doivent faire l’objet d’indicateurs suivis et publiés.
  3. Revoir les parcours patients : simplifier l’accès aux soins, fluidifier l’accueil, digitaliser les rendez-vous et améliorer la coordination entre services.
  4. Mettre le patient au centre de la gouvernance : enquêtes de satisfaction systématiques, réponse aux réclamations, implication des patients dans l’amélioration continue.

Il ne s’agit pas seulement d’un enjeu d’image, mais d’un impératif stratégique. Un secteur de santé ne peut être durable que s’il inspire confiance et respect.

Total
0
Shares
Articles Similaires